Article de Rosanne Aries Journaliste (juillet 2009)

Droit coutumier en Polynésie française : la "crise de la terre"

Par prétention universelle, l'Etat français fit jadis table rase des usages fonciers polynésiens et imposa son droit en instaurant titres de propriété puis code civil. Mais la fin de non recevoir du droit commun pendant plus d'un siècle a donné lieu à "un héritage juridique et anthropologique inextricables", constatent aujourd'hui les artisans du droit sur place.
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A l'évocation du système coutumier dans le Pacifique, la terre - à laquelle les Océaniens vouent un attachement métaphysique – ravive instantanément passions et tensions, d'autant plus en Polynésie française où "la crise" a pris racine. Le foncier y est devenu le nœud d'un "imbroglio" juridique d'ampleur, aux répercussions "délétères", commente Tamatoa Bambridge, chercheur au CNRS et chargé de la direction scientifique du colloque "Le foncier en Polynésie française/Comment réconcilier pratiques, légalité et légitimité ?", dont les actes paraîtront en août*. "C'est un fait bien connu depuis des décennies", "un casse-tête", "faisant l'objet de malentendus, soumis à des contorsions juridiques" et donnant lieu à "des litiges fonciers complexes" et à "des drames familiaux". Le bilan est grave.
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Le droit en cause
"Il est toujours désagréable de constater que le droit pose des problèmes à la société alors que son rôle est de les résoudre" déplore François Féral, professeur de droit public à l'université de Perpignan, intervenant au colloque polynésien. Car à l'origine de ce bourbier se tient le droit. Son artisan : la justice française. Et la bourbe: "les conséquences de l'opération coloniale d'implantation de la propriété foncière individuelle". En clair, la dualité droits coutumiers polynésiens /droit commun français - un rapport de force qui fut officiellement remporté par le second à l'instauration du code civil (1866). La logique du colon (la propriété individuelle) fut confrontée à celle du Polynésien (la propriété collective familiale ou clanique). Et l'Occidental ethnocentriste, du mot de Tsvetan Todorov, "désarmé devant les usages communautaires", a tranché pour ses valeurs. Mais les usages fonciers ont subrepticement fait de la résistance : quand le colon se met à rechercher le "propriétaire et ses héritiers", le Polynésien enquête sur "ses souches ancestrales créant le lien avec une terre indivise dont il réclame ensuite la propriété". Bref, la Polynésie française, ayant du adopter le code civil "sans l'héritage administratif" (cadastre, généalogie, règles de succession, état civil) et "sans l'appareil d'Etat qui en conditionne le fonctionnement", croule aujourd'hui sous l'accumulation d'un siècle et demi d'indivisions.
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"La saga indivisionnaire"
Au premier rang des difficultés persistantes à la mise en oeuvre du droit métropolitain, on note en effet l'indivision. "Selon la tradition polynésienne, le droit à la terre dépendait essentiellement du rattachement de la personne à un ancêtre fondateur, explique René Calinaud, conseiller honoraire de la cour d'appel de Papeete. On pouvait dire que le titre de propriété restait au nom de celui-ci. La possibilité de s'en prévaloir se transmettait par succession indifférenciée à tous ses descendants. On se trouvait ainsi dans une situation de fait qui a perduré et que l'on appelle indivision." L'application sans nuance de la norme française a notamment introduit des discriminations entre enfants et mis fin à la prépondérance de l'aîné: emblème du lien familial naguère, l'indivision est devenue "facteur de dissensions".
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Les notaires jettent l'éponge
Au sein de l'intrication, les notaires "déclarent forfait", faute de pouvoir "matériellement vérifier les centaines d'actes qui émaillent la vie juridique des familles élargies" et "de garantir différents actes juridiques qui demeurent historiquement imparfaits en Polynésie française." D'où le recours au juge chargé de partage, et cette singularité majeure du foncier polynésien: la sortie d'indivision à l'amiable devant le notaire est l'exception, tandis que le partage judiciaire apparaît comme la règle. Pour les avocats, huissiers, et géomètres impliqués, cette mission de sortie d'indivision est à considérer comme un "chemin de croix" "quasi-impossible", car Code civil et Code de procédure civile en Polynésie imposent de trop fortes contraintes (coûts, longueur des procédures). Les experts cependant s'accordent: une solution doit impérativement être trouvée, "sans quoi c'est la douleur, la frustration et l'immobilisme économique qui s'imposent", prévient Catherine Vannier, magistrat chargée des affaires de terre. Et de concert, c'est progressivement "la logique du code civil qui s'imposera".
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"Construire son propre droit"
Pour le scientifique Tamatoa Bambridge, une meilleure prise en compte du système coutumier amorcera la sortie de crise. Dans un contexte océanien "où les revendications identitaires précèdent les revendications foncières", tous les domaines du foncier (identité, filiation, protection des terres...) sont à considérer. Et de proposer l'amélioration des cadastres, des outils des généalogie, de l'aide judiciaire ou juridique par une résolution majeure : la création d'un tribunal foncier qui viendrait "renforcer l'appareil de traitement" - les dossiers fonciers sont aujourd'hui présentés devant le tribunal de première instance de Papeete, compétent en matière de "droit des biens" et de "droit des personnes". Parallèlement, "loi et règlement devront être modifiés", à condition d'un consensus entre Etat et Pays d'Outre-Mer, car "plusieurs domaines du droit civil sont soit conjoints, soit distincts". Rappelons cependant que l'assemblée de la Polynésie française peut aussi, depuis la réforme de son statut (2004), prendre des "lois du pays" dans les matières relevant du droit civil. Selon les experts, la collectivité doit lancer l'initiative assurément, d'autant plus au regard des grands absents du colloque, les représentants de l'Etat.

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La tradition kanak reconnue
En Nouvelle-Calédonie, la situation s'est assainie grâce à la reconnaissance en 1998 par l'Etat français des terres coutumières "kanak" (accord de Nouméa). Malgré l'observation d'un rééquilibrage foncier, quelques difficultés cependant persistent dans la conciliation des droits moderne et traditionnel. Notamment tout projet économique envisagé sur ces terres achoppe, car, de la conception kanak, le pouvoir s'obtient pas le développement des activités sociales et non économiques. Reste que progressivement les consensus se trouvent et perpétuent, conjointement à l'évolution dite "moderne", l'identité "kanak".

Les actes du colloque "Le foncier en Polynésie française / Comment réconcilier pratiques, légalité et légitimité ?" par l'Association des Juristes en Polynésie Française (http://www.assojpf.com/), Editions Univers Polynésiens, août 2009.

Par Rosanne Aries

Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur


Article publié le 28 juillet 2009 sur le site http://www.actuel-avocat.fr/
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